In Memoriam

In Memoriam Jeannine Blais (1930 – 2016)

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Ma mère, Jeannine Blais, avec mes quatre garçons, Cédric, Renaud, François et Olivier, décembre 2015.

Dans la nuit du 29 février au 1er mars, Jeannine (Clément) Blais, ma mère, est partie. Elle avait 85 ans.

 

Ce n’est pas dans mes habitudes de parler publiquement de mes états d’âme, mais aujourd’hui je ressens le besoin de partager toute l’affection et l’admiration que j’ai pour cette femme hors du commun.

 

Ceux qui l’ont connue vont être d’accord avec moi : le moins qu’on puisse dire est que Jeannine Blais n’était pas une femme comme les autres. Dans les années 60, alors qu’elle était jeune mère d’une famille de plus en plus nombreuse (je suis le dernier de 6 enfants), ma mère a commencé à s’intéresser à l’art et aux antiquités, et démarrer des collections. Notre maison était remplie de toute sorte d’objets antiques et les murs était couverts de tableaux d’artistes, surtout québécois et canadiens. Nous avions même un petit Jean-Paul Lemieux, un Krieghoff (un Krieghoff « bas de gamme » car il représentait une scène européenne et non canadienne) et je crois même qu’on avait un tableau du Groupe des Sept mais je ne me souviens plus du peintre.

 

Mais ce qui me frappait le plus quand j’étais enfant, c’était les nombreux tableaux d’Arthur Villeneuve qu’il y avait partout dans la maison. Je suis très fier de dire que ma mère a été une des toutes premières personnes à acheter les tableaux de ce peintre visionnaire, à une époque où il était encore inconnu. Je ne sais pas trop quelle a été la réaction de mon père la première fois que sa femme a rapporté un de ces tableaux à la maison, mais dans la famille on racontait qu’il était « tombé en bas de sa chaise » et qu’il s’était demandé si sa femme n’était pas devenue folle… En fait, je pense que mon père a très vite compris à quel point l’intuition artistique de ma mère était forte, et lui a toujours apporté son plus grand soutien.

 

Je dois dire que je me suis toujours demandé moi-même d’où ma mère tenait ce sens artistique. À ma connaissance, le milieu familial dans lequel elle a grandi, sans être pauvre ou misérable, loin de là, ne devait pas l’avoir préparée à ça. J’ai toujours pensé qu’il s’agissait d’un cas de « génération spontanée ». Je sais que très tôt dans sa vie, à Sherbrooke, elle a fréquenté des artistes, des architectes, des auteurs. Par exemple, je sais qu’elle a connu Serge Garant, qui allait devenir le « Pape » de la musique contemporaine au Québec, et Claude Gingras, le critique honni de tous en musique contemporaine! J’ignore comment elle en est venue à rencontrer ces gens; j’aurais dû le lui demander… D’ailleurs, la culture musicale de ma mère était étonnante : elle n’était pas du tout musicienne elle-même, mais je me souviens très bien d’elle me parlant de Stravinsky, Gershwin, Manuel de Falla. Et je me souviens qu’elle m’a amené entendre Serge Garant diriger l’Orchestre Symphonique de Sherbrooke à la Salle Maurice O’Bready, et qu’ils avaient joué, entre autres, la Deuxième Symphonie de Beethoven.

 

Au fil des ans, ma mère s’est beaucoup impliquée dans de très nombreux organismes culturels, son action culminant dans la création du Musée des Beaux-Arts de Sherbrooke, dont elle est une des fondatrices. En 1986, mes parents se sont séparés. Maman a dû alors se trouver un emploi. Elle avait 56 ans. J’imagine que ce fut rapidement une évidence pour elle que la meilleure chose à faire était d’utiliser sa connaissance du monde des arts et son expérience d’organisatrice pour créer son propre emploi. C’est ainsi qu’elle a fondé la Galerie Jeannine Blais, spécialisée dans la forme d’art qui la passionnait depuis qu’elle avait découvert Arthur Villeneuve : l’art naïf. Trente plus tard, la Galerie a toujours pignon sur rue à North-Hatley. Quand je pense à cette étape de la vie de ma mère, je n’en reviens pas de la vision, de l’audace, de la ténacité et du courage dont elle a dû faire preuve.

 

Ma mère était aussi pleine de contradictions. Tout sa vie, elle a fréquenté des artistes et des intellectuels, mais souvent en voguant à contre-courant. Tout comme plusieurs de ses contemporains de la génération du Refus Global, elle était très anticléricale, mais contrairement à la majorité d’entre eux, elle était aussi anglophile, fédéraliste, et allergique à toute forme de « péquisme » ou de séparatisme. J’aimais la taquiner en lui disant que, selon elle, dès que quelque chose allait mal au Québec, c’était la faute aux « péquisses »… Elle était aussi très souvent critique des professeurs d’université (hum…) et, bien qu’elle fût une grand admiratrice d’artistes comme Riopelle et Borduas, elle n’était souvent pas très amateure d’art contemporain « institutionnel » ou « subventionné ».

 

Si elle était une femme hors norme, Jeannine Blais était aussi une mère vraiment pas ordinaire. Mon anecdote préférée : en 1984, à 19 ans, je suis parti en Espagne pour tout l’été, pour apprendre la langue et visiter le pays. Après un bon mois là-bas, je n’avais toujours pas donné de nouvelles à mes parents. Pas une carte, pas un coup de téléphone. Ils en avaient peut-être eues « par la bande » car ils connaissaient les parents de certaines personnes avec qui je voyageais, mais moi, je n’avais toujours pas donné de nouvelles. Alors je me suis finalement décidé à téléphoner. Quand elle a entendu ma voix au bout du fil, voici la première chose que ma mère a dite, sur un ton presque indifférent : « Y-a-tu quelque-chose de spécial? ». C’est vrai, elle n’était peut-être pas la maman typique douce et protectrice, mais je l’aimais bien mieux comme elle était. Je n’aurais pas voulu qu’elle soit autrement. Et je crois que moi-même, depuis très longtemps, j’aime ma mère d’une manière peut-être un peu inhabituelle. Au-delà de l’amour purement filial, j’ai toujours eu beaucoup d’affection pour la personne elle-même, et d’admiration pour tout ce qu’elle a accompli. Jusqu’à la toute dernière fois où je l’ai vue, en décembre dernier, j’ai toujours eu un grand plaisir à parler avec elle à échanger des idées, à lui poser des questions sur l’art, sur les gens fascinants qu’elle a connus, sur ses réalisations.

 

Même si elle n’a jamais elle-même tenu un pinceau, et même si ses prises de positions n’étaient pas toujours très « artistiques », je crois que ma mère était véritablement une artiste. Et je crois que c’est grâce à elle si je suis moi-même devenu un artiste (si j’ose m’appeler ainsi). Elle m’a appris à suivre mon instinct, à « tenir mon bout », à être « tête de cochon ».

 

Merci Maman, pour tout ce que tu as été, pour tout ce que tu as fait.

Je t’aime, je suis fier de toi.

Repose en paix.

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